~~NOTOC~~ @DATE@ ---- ====== Le Monde – Michel Wieviorka, sociologue : « L’idée d’un front ou d’un axe républicain supposé faire barrage à l’extrême droite ne tient plus » ====== {{https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/05/28/michel-wieviorka-sociologue-l-idee-d-un-front-ou-d-un-axe-republicain-suppose-faire-barrage-a-l-extreme-droite-ne-tient-plus_6235926_3232.html?lmd_medium=al&lmd_campaign=envoye-par-appli&lmd_creation=android&lmd_source=default|Le Monde – Michel Wieviorka, sociologue : « L’idée d’un front ou d’un axe républicain supposé faire barrage à l’extrême droite ne tient plus »}} DÉBATS Michel Wieviorka, sociologue : « L’idée d’un front ou d’un axe républicain supposé faire barrage à l’extrême droite ne tient plus » TRIBUNE Michel Wieviorka Directeur d’études à l’EHESS, sociologue Le directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales souligne, dans une tribune au « Monde », comment l’attaque, le 7 octobre 2023, du Hamas en Israël, a facilité les convergences entre radicalité nationaliste et radicalité « républicaniste » qui pourraient conduire, à terme, à une recomposition du paysage politique hexagonal. Article réservé aux abonnés Dans le paysage politique français existent non pas une seule mais deux radicalités extrémistes de droite, l’une et l’autre apparues dans le contexte des années 1980. La première, c’est une évidence, est nationaliste. Elle est portée par le Front national, le FN, devenu Rassemblement national (RN), en 2018, et accessoirement, par Reconquête !, le parti d’Eric Zemmour. Avant l’élection municipale partielle de Dreux (Eure-et-Loir), en 1983, et les élections européennes de 1984, le FN, né en 1972, était groupusculaire. Le thème de l’immigration, nouveau pour lui, en fait alors un parti avec lequel il faudra désormais compter. La seconde radicalité est « républicaniste ». Elle n’a pas d’expression partisane, tout au plus de modestes collectifs comme le Printemps républicain, fondé en 2016, ou l’Observatoire du décolonialisme, créé en 2021, aujourd’hui des idéologies identitaires. Elle a trouvé ses premières expressions à gauche autant qu’à droite. Au départ, dans les années 1980, il s’agit d’un raidissement intellectuel et politique qui procède d’inquiétudes venues de la crise naissante des institutions de la République et de l’émergence de l’islam en France. L’émergence de différences culturelles demandant sur un mode parfois victimaire à être reconnues semble alors mettre en cause le « modèle républicain d’intégration ». Se montrer à leur écoute, c’était se constituer en multiculturaliste « traître » ou « casseur » de la République, comme l’écrit assez tôt le journaliste Christian Jelen. Vocabulaire fédérateur Avec l’« affaire du foulard », en 1989, un sentiment de menace se diffuse : l’islam, indissociable de l’immigration, commence à faire débat, et Lionel Jospin, alors ministre socialiste de l’éducation nationale, se voit reprocher un « Munich de l’école républicaine » pour avoir adopté une position prudente face au voile islamique. La critique ensuite se durcit avec l’émergence de l’islamisme et du terrorisme : l’islam et l’immigration ne seraient-ils pas incompatibles avec les valeurs universelles qu’incarne la République ? Les musulmans, les immigrés, incapables de s’intégrer, ne seraient-ils pas source d’insécurité culturelle ? Avec l’appui d’une gauche au mieux naïve, et en fait criminelle, ne menaceraient-ils pas la laïcité, en refusant l’égalité des hommes et des femmes et en empêchant la démocratie de fonctionner ? Cette critique a trouvé récemment un vocabulaire fédérateur avec la dénonciation du « wokisme », ce fourre-tout s’en prenant à l’« islamo-gauchisme », à la « cancel culture », à la « théorie critique de la race », à la « théorie du genre », au « décolonialisme », au « postcolonialisme », à l’« intersectionnalité » ou, pour faire bonne mesure, à l’« écriture inclusive ». Souvent, elle s’associe au souverainisme. Ainsi, deux approches distinctes proposent un cadre droitier pour penser l’unité du corps social, avec en commun la hantise de l’islam et de l’immigration, le souverainisme, le rejet de la gauche, l’amour proclamé de la République et de la laïcité. Mais, jusqu’à peu, un mur les séparait : la question juive. Le nationalisme du FN, fondé et longtemps dirigé par un leader notoirement antisémite, véhiculait de lourds préjugés hostiles aux juifs, là où les « républicanistes » les dénoncent tout en imputant le « nouvel antisémitisme » aux porteurs de culture arabe ou de religion musulmane, sans guère parler de l’extrême droite. Un manifeste publié dans Le Parisien, avec quelque 300 signataires, un ouvrage collectif préfacé par Elisabeth de Fontenay, Le Nouvel Antisémitisme en France (Albin Michel), ont ponctué en 2018 ce mouvement selon lequel le fléau dit aussi de la « nouvelle judéophobie » serait le fait d’immigrés issus du monde arabo-musulman et de leurs éventuels soutiens de gauche. Une moitié du chemin rendant possibles d’étonnantes convergences était parcourue. Dédiabolisation L’autre moitié l’a été, au cours de la même période, par Marine Le Pen. Ayant exclu, en août 2015, Jean-Marie Le Pen du FN, elle s’en explique sur BFM-TV le 6 mai 2024, en évoquant des « désaccords sur ce sujet [l’antisémitisme] tellement profonds avec mon propre père ». Déjà dès 2011, une fois à la tête du FN, elle avait souhaité, en vain, être accueillie en Israël, et, à plusieurs reprises ensuite, elle marquera son rejet de l’antisémitisme. A la croire, le RN serait « le meilleur bouclier pour les Français de confession juive », car il lutte contre le fondamentalisme islamiste, « danger majeur » qui pèserait « particulièrement sur nos compatriotes de confession juive ». On peut certes émettre quelques doutes sur ce positionnement : Jordan Bardella, président du RN, a affirmé, en novembre 2023, que Jean-Marie Le Pen n’était pas antisémite, avant de faire volte-face, début mai ; les préjugés hostiles aux juifs demeurent supérieurs à la moyenne nationale au sein de l’électorat du RN, et ses dirigeants n’ont pas tous cessé d’entretenir des relations, discrètes certes, avec des acteurs à l’antisémitisme avéré. Mais la tendance est claire : le RN entend s’en démarquer. Dès lors, le principal barrage qui séparait les deux radicalités droitières cesse de les distinguer de façon irréductible. Le nationalisme des uns et le républicanisme des autres diffèrent, certes. Mais accélérées par les drames qui déchirent le Proche-Orient depuis le 7 octobre 2023, des convergences deviennent possibles, des reclassements, une communion intégrant désormais la défense des juifs de France. Dorénavant, l’idée d’un front ou d’un axe républicain supposé faire barrage à l’extrême droite ne tient plus : sa dédiabolisation, déjà bien avancée avec l’institutionnalisation médiatique et parlementaire du RN, a fait un pas décisif en avant. Un électorat, droitier, juif ou non, que pouvait révulser jusque-là l’antisémitisme historique du RN, va pouvoir voter pour elle. Rien n’interdit d’envisager des ralliements de personnalités politiques connues jusqu’ici pour leur républicanisme. Si, comme cela semble vraisemblable, les résultats du RN continuent d’en faire le vainqueur possible de prochaines élections, il faut s’attendre à des évolutions hier improbables. Michel Wieviorka est sociologue et directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Il a notamment écrit « La Tentation antisémite » (Robert Laffont, 2005) et « La Dernière Histoire juive » (Denoël, 2023). Michel Wieviorka (Directeur d’études à l’EHESS, sociologue)