~~NOTOC~~ @DATE@ ---- ====== Comment le monde agricole s’est peu à peu fragmenté Depuis la seconde moitié du XXᵉ siècle, le vieillissement démographique a effacé le modèle de ferme familiale, au profit d’exploitations plus grandes, plus spécialisées. Les inégalités de revenus se creusent et le monde agricole se polarise. ====== lemonde Vous pouvez partager un article en cliquant sur l’icône de partage en bas à droite de celui-ci. La reproduction totale ou partielle d’un article, sans l’autorisation écrite et préalable du Monde, est strictement interdite. Pour plus d’informations, consultez nos conditions générales de vente. Pour toute demande d’autorisation, contactez syndication@lemonde.fr. En tant qu’abonné, vous pouvez offrir jusqu’à cinq articles par mois à l’un de vos proches grâce à la fonctionnalité « Offrir un article ». lemonde ÉCONOMIE Comment le monde agricole s’est peu à peu fragmenté Depuis la seconde moitié du XXᵉ siècle, le vieillissement démographique a effacé le modèle de ferme familiale, au profit d’exploitations plus grandes, plus spécialisées. Les inégalités de revenus se creusent et le monde agricole se polarise. Par Béatrice Madeline Par Béatrice Madeline Par Béatrice Madeline Aujourd’hui à 06h00, modifié à 13h48 Lecture 7 min Article réservé aux abonnés Offrir Frédérique Giovanni, dans sa chèvrerie du Bambois, à Lapoutroie (Haut-Rhin), le 26 avril 2024. PASCAL BASTIEN POUR « LE MONDE » Nous sommes en 1972 : la ferme laitière des Bertrand, en Haute-Savoie, est exploitée par trois frères célibataires, et leur vieux père est cassé en deux par une vie de travail. On fauche inlassablement les prés à la main pour nourrir les 100 têtes de bétail, on casse les cailloux pour faire la dalle de la future stabulation, une nouveauté dans la région. Pas de femmes, pas de vacances, pas de loisirs. La fabrication du reblochon, la spécialité locale, exige un labeur quotidien. En 1997, faute d’héritiers directs, Patrick, un neveu, et sa femme, Hélène, reprennent l’exploitation. Tracteurs, remorques, machines font leur apparition. Hélène prend parfois une journée de repos pendant laquelle elle s’« ennuie ». Cinquante ans plus tard, en 2022, la famille fait le choix d’investir dans des robots de traite, pour ne pas avoir à « employer des gens », explique Marc, le fils d’Hélène et Patrick, qui refuse de devenir « manageur » comme nombre d’agriculteurs désormais. LA SUITE APRÈS CETTE PUBLICITÉ Son associé, Alex, ne vient pas du monde agricole ; il était ouvrier dans la métallurgie. A l’inverse, les épouses des deux hommes ne travaillent pas à la ferme, mais en ville. De leurs enfants, Marc et Alex disent « qu’ils feront ce qu’ils voudront »… La transmission de la ferme ne sera pas une mince affaire, d’autant que la pression foncière et immobilière se fait durement ressentir. A une trentaine de kilomètres de Genève, « ça bâtit à tout-va », déplore Marc. Comment préserver les terres agricoles et le métier dans ces conditions ? Cette histoire familiale qui s’étend sur un demi-siècle, racontée par Gilles Perret dans le documentaire La Ferme des Bertrand, sorti le 31 janvier, retrace une grande part des évolutions du monde rural français sur la période récente. Le projet de loi agricole examiné à l’Assemblée nationale depuis mardi 14 mai, outre qu’il entend répondre en partie à la colère exprimée en début d’année, ambitionne de tirer quelques leçons des transformations à l’œuvre depuis cinquante ans. Un monde qui a connu un bouleversement « assez inédit » à l’échelle historique, selon Thierry Pouch, économiste et chercheur à l’université Reims Champagne-Ardenne, et dont l’effondrement démographique est sans doute la manifestation la plus évidente. Paradoxe douloureux, malgré son rôle essentiel reconnu et loué par tous, celui de nourrir ses semblables, l’agriculteur est désormais comme invisibilisé. Depuis 1982, en un peu plus de quarante ans, l’emploi agricole a été divisé par trois : il représentait 7,5 % de l’emploi total en 1982, c’était 2,7 % en 2022, selon les données publiées par l’Insee. Les agriculteurs exploitants, eux, sont moins nombreux encore : ils représentaient 1,6 % des personnes en emploi en 2022. C’est non seulement la catégorie socioprofessionnelle qui a le plus fortement diminué sur la période récente, mais désormais aussi la moins représentée, dans une France où les employés et les professions intermédiaires sont majoritaires. Vieillissement démographique Moins nombreux, les agriculteurs sont aussi de plus en plus âgés. Un quart des chefs d’exploitation ont plus de 60 ans. Et, d’ici à 2030, la moitié aura l’âge de la retraite. Parmi les plus de 55 ans, les deux tiers disent ne pas avoir de successeurs désignés : lorsqu’ils arrêteront, ils devront soit trouver dans leur entourage, soit accepter un rachat avec un risque de démantèlement ou d’affectation différente des terres ou bien se résigner à la disparition de leur ferme – ce qui arrive dans un cas sur dix, selon les chiffres du ministère de l’agriculture. Lire aussi Loi agricole : les projets autour du portage du foncier ravivent les craintes d’une financiarisation de l’agriculture Avec, souvent, comme corollaire, la perte de la maison où ils ont passé leur vie, car située sur l’exploitation. Cette question de la transmission, vécue souvent comme un drame personnel, est au cœur des enjeux actuels de la crise agricole. Elle a fait l’objet d’un rapport de la Cour des comptes, publié en 2023, qui souligne les « trous dans la raquette » que comportent les dispositifs d’accompagnement actuels. Le Monde Jeux Chaque jour de nouvelles grilles de mots croisés, Sudoku et mots trouvés. Jouer Autre spécificité du monde agricole, les « agricultrices ». Bien que le terme soit entré dans le Larousse en 1961, elles sont encore minoritaires, à hauteur d’un tiers, faisant de ce secteur l’un des moins féminisés de l’économie française. Les épouses d’agriculteurs sont de plus en plus nombreuses à travailler « en ville », hors de la ferme, par choix ou pour assurer au couple un revenu plus stable que celui, souvent aléatoire, procuré par l’exploitation. Un salariat agricole de plus en plus important « Nous sommes en train de sortir du modèle familial » de l’exploitation agricole, observe Thierry Pouch. Entre 2000 et 2016, le nombre des exploitations à main-d’œuvre uniquement familiale a diminué de 40 %. Les agriculteurs sont contraints d’aller chercher de la main-d’œuvre salariée, ajoutant à leur casquette de producteur celle de dirigeant d’entreprise. Outre les saisonniers, embauchés pour la récolte, les exploitants peuvent recruter par le biais d’un groupement d’employeurs, un prestataire, voire des sociétés d’intérim. Le salariat représente environ un tiers des effectifs, et, parmi les grands secteurs d’activité, l’agriculture est celui où la part des contrats temporaires est la plus importante (25 % contre seulement 13 % dans les services et 11 % dans l’industrie). « L’augmentation du salariat fait partie des grandes transformations de l’agriculture, concomitante du déclin numérique des exploitants ainsi que du développement des sociétés et des firmes », explique Nicolas Roux, chercheur à l’université Reims Champagne-Ardenne et au Centre d’études de l’emploi et du travail. Lire aussi Les coopératives agricoles dans l’angle mort de la colère paysanne Cette main-d’œuvre est fortement précarisée : une minorité parvient à intégrer un poste à durée indéterminée, mais les progressions de carrière sont faibles, les emplois peu qualifiés. Dispersés sur le territoire, souvent mobiles, allant d’une exploitation à l’autre, au contraire des ouvriers de l’industrie rassemblés en atelier ou en usine, ces salariés sont peu syndiqués. Pourtant, leurs tâches sont pénibles, comme en témoigne le décès de quatre saisonniers à l’automne 2023 dans les vignobles de Champagne. De plus, elles sont parfois rendues dangereuses du fait de l’usage de machines ou de certains intrants, tels que le glyphosate, l’herbicide le plus vendu au monde, aux effets délétères sur la santé. L’Insee rappelle que les agriculteurs ont une durée de travail hebdomadaire plus longue (plus de cinquante-quatre heures en moyenne par semaine) et des horaires plus atypiques que les autres travailleurs, indépendants et salariés confondus. Des exploitations plus grandes et plus spécialisées Le niveau de la production alimentaire s’est maintenu en dépit du déclin démographique : un « miracle » rendu possible par l’agrandissement des exploitations. On en comptait 1,7 million en 1970, il en restait 380 000 en 2022, d’une surface moyenne de 70 hectares, contre 42 hectares en 2000. Les très grandes exploitations sont celles qui progressent le plus vite. « En 2035, si les tendances actuelles se poursuivent, la France métropolitaine pourrait ne compter que 274 600 exploitations agricoles, soit une baisse de 30 % par rapport à 2020 », estime l’Insee. Plus d’une exploitation sur trois compterait alors plus d’une centaine d’hectares, contre une sur quatre en 2020. Ces fermes géantes ressemblent de plus en plus, dans leurs structures juridiques, leur gouvernance ou leur fonctionnement, aux entreprises industrielles ou commerciales, gérées par des agriculteurs transformés en chefs d’entreprise. D’ailleurs, le niveau de qualification s’accroît : en 2022, plus d’un agriculteur sur dix possède une formation supérieure à bac + 2. La spécialisation va de pair avec la croissance : les fermes en polyculture et élevage, majoritaires dans les années 1950, ne représentaient plus qu’une exploitation sur dix en 2020. A l’inverse, plus d’une exploitation sur trois n’a plus qu’une seule production significative, essentiellement des grandes cultures ou des fourrages. Fait notable, la viticulture, l’une des fiertés françaises, tend à régresser parmi les grandes exploitations. Quant à l’agriculture biologique, elle prend moins de place sur les terres que dans les discours : elle ne représente aujourd’hui qu’un gros dixième des superficies cultivées et se concentre plutôt sur des petites exploitations, gérées par des agriculteurs plus jeunes que la moyenne, qui connaissent des circuits de distribution spécifiques, au premier rang desquels les circuits courts. Cette évolution s’accompagne d’un creusement des inégalités. En 2021, selon l’Insee, la moitié des ménages agricoles se contentent d’un niveau de vie (le revenu disponible divisé par le nombre d’unités de consommation) d’un ménage inférieur à 23 470 euros annuels, l’autre moitié est au-dessus. Un chiffre qui n’est pas si éloigné du niveau de vie médian de la population française, toutes catégories socioprofessionnelles confondues, qui était, à cette date, de 25 350 euros annuels, et légèrement supérieur à celui des ouvriers ou employés, ce qui bat en brèche l’idée répandue selon laquelle les agriculteurs seraient plus pauvres que les autres catégories socioprofessionnelles. Lire aussi Crise agricole : Emmanuel Macron continue à jouer la prudence C’est vrai pour certains types d’agriculteurs seulement : les maraîchers ou les horticulteurs se contentent de 20 600 euros annuels (un quart d’entre eux vivent sous le seuil de pauvreté). Tandis que les viticulteurs ou les exploitants en grandes cultures jouissent d’un niveau de vie médian de 27 100 euros, les mieux lotis pouvant afficher jusqu’à 58 300 euros annuels. Cet agrandissement des fermes complexifie aussi la question de la transmission et joue un rôle déterminant pour les reconfigurations à venir. « Pour racheter les fermes, il faut des apports de capitaux de plus en plus importants : les agriculteurs qui restent ne sont pas en mesure de financer ces rachats, d’autant qu’il y a aussi les bâtiments d’élevage, les machines agricoles… », explique Thierry Pouch. C’est ainsi que les acteurs non agricoles entrent dans le jeu et que l’agriculture familiale se transforme en agriculture « de firme ». Les enjeux actuels autour de l’usage du foncier compliquent encore la donne : le coût moyen à l’hectare en France a doublé en vingt ans. Sans compter que les exploitations « ultraspécialisées, capitalisées et chères ne correspondent plus aux attentes et aux capacités financières des nouvelles générations paysannes », ajoute l’association Terre de liens. Les « néoagriculteurs », venus d’autres métiers, rêvent de bio, d’agroécologie, de productions végétales sur des fermes à dimension humaine, à des années-lumière des fermes-usines. L’agriculture française, résume Bertrand Hervieu, auteur avec François Purseigle d’Une agriculture sans agriculteurs (Presses de Sciences Po, 2022), s’organise aujourd’hui en trois pôles : les grandes exploitations aux allures de firmes, qui représentent 40 % des surfaces agricoles ; les microexploitations, de type start-up, aux productions de niche ; et, entre les deux, ce qui reste des exploitations familiales. Pour combien de temps encore ? Béatrice Madeline NOS LECTEURS ONT LU ENSUITE Ecole inclusive : Fadila Khattabi et Nicole Belloubet proposent « un changement de paradigme » Aujourd’hui à 12h00 Festival de Cannes : dans « Moi aussi », Judith Godrèche dévoile mille visages de victimes de violences sexuelles Aujourd’hui à 09h07 1988-1992, les quatre années qui auraient pu tout changer à la politique climatique française Aujourd’hui à 06h00 Guerre en Ukraine : Washington n’exclut plus que ses armes puissent servir à frapper le sol russe Aujourd’hui à 05h30 Paris 2024 : au menu des athlètes, 500 recettes mais ni frites ni burgers Aujourd’hui à 11h14 Comment la sédentarité augmente la masse cardiaque des jeunes, et donc les affaiblit Aujourd’hui à 12h00 CONTRIBUTIONS Bienvenue dans l’espace des contributions Pour améliorer la qualité des échanges sous nos articles, ainsi que votre expérience de contribution, nous vous invitons à consulter nos règles d’utilisation. Voir les contributions